Société, religion et spiritualité dans la perspective des chrétiens de Syrie

Société, religion et spiritualité dans la perspective des chrétiens de Syrie

Cette septième séance du colloque consacrée aux communautés chrétiennes du Moyen-Orient est dédiée à la Syrie. N’ayant pu coordonner les différentes interventions, nous risquons de nous répéter et nous nous en excusons d’avance. Tout de même l’observatoire du Monastère de Saint Moise l’Abyssin (Deir Mar Musa el Habachi), qui évolue désormais depuis plus de vingt ans, bien au cœur du contexte sociologique, religieux et spirituel de la Syrie contemporaine, me donne l’opportunité d’un témoignage qui, une fois harmonisé avec les autres voix de ce colloque, apportera sa contribution au discernement d’un chemin d’espérance.

Quelques points de vue :

La chrétienté orientale fait l’objet d’un regain d’intérêt dans les médias occidentaux et souvent dans le sens de la nostalgie. Cette nostalgie est justifiée car l’Occident, dans sa conscience culturelle, sait qu’il dépend de l’Orient dans toute sa complexité. Dans la mesure où l’Occident se reconnaît chrétien, l’intérêt et la préoccupation pour l’Orient chrétien se renouvelle. Souvent cette préoccupation ne dépasse pas vraiment le niveau d’un archéologisme romantique, c’est le cas par exemple de l’écrivain britannique William Dalrymple qui dans son livre, From the Holy Mountain(Flamingo, London, 1998), édité de nombreuses fois en plusieurs langues, décrit les Eglises d’Orient à partir du concept des civilisations byzantines, et tout son livre est construit sur l’itinéraire de Jean Mosco au Proche-Orient byzantin, héritier légitime de l’Antiquité orientale. Il veut découvrir ce qui «était resté» et «être témoin de ce qui de fait était le dernier crépuscule mourant de Byzance». Il dit à la fin de son livre «Le christianisme est une religion orientale qui grandit profondément enraciné dans le ferment intellectuel du Moyen-Orient. Jean Mosco vit cette plante commencer à faner sous les vents chauds du changement qui balaya le Levant de ses jours. Dans mon voyage sur ses traces, j’ai vu les ultimes pousses en train d’être éradiquées. Cela a été un processus continuel qui a duré pendant un millénaire et demi. Mosco vit son début, moi je vis le début de sa fin». Tout de même, Dieu merci, l’auteur se montre sensible à toute une série de manifestation de religiosité folklorique qui perdure jusqu’à nos jours, dans lesquelles une commune et plurielle religiosité, tout ensemble, antique, biblique et coranique, se montre toujours vitale dans un sens du sacré assez inclusif et humaniste.

Je dois avouer que j’ai bien apprécié le travail de Paolo Rumiz dans ses articles parus dans la Repubblica, tout au long du mois d’août dernier, La Gerusalemme perduta, qui, tout en faisant œuvre de journalisme et non d’histoire ou d’analyse politique, a bien remarqué la complexité, mais aussi la contiguïté et la continuité, du sentiment religieux proche-oriental. Sans nier la dimension communautaire ni les quelques tendances syncrétiques, il souligne la référence à l’expérience personnelle du sacré et il retrouve la source d’un engagement de foi finalement chrétien. Il a été capable de se laisser prendre par un monde religieux plus profond que celui consacré par les catégories des politologues orientalistes. Il cite Enzo Bianchi : «Le sacré est un fil unique». Au fond, son voyage dans l’Orient religieux sera plutôt, comme le prophétise Amba Enzo, un retour aux origines de la foi.

La perspective de Jean-Pierre Valognes dans son très documenté Vie et Mort des Chrétiens d’Orient, («Des origines à nos jours», Fayard, Paris, 1994) pose une question à la fin de son introduction/conclusion «Y aura-t-il encore des chrétiens en Orient au troisième millénaire ?». L’auteur pense qu’il n’y aura pas de survie consistante et porteuse de sens des chrétiens d’Orient. «C’est dire que ce qui faisait leur richesse n’aura plus cours. Le Moyen-Orient arabe y gagnera l’homogénéité religieuse que sa vision théologique suppose : il est dans la logique du régime de la dhimmitude de conduire à la résorption complète des ‘religions du Livre’. Il perdra les atouts du pluralisme, ce dont les islamistes n’ont cure. Mais les treize siècles durant, à travers les plus cruelles vicissitudes, le combat des chrétiens d’Orient fut l’un des plus longs de l’histoire (…) Si dur que ce soit à accepter, il faut sans doute finalement se féliciter que les chrétiens d’Orient, plutôt que de continuer à mener sur leur terre une vie médiocre et menacée, viennent aujourd’hui enrichir le monde occidental de leurs immenses possibilités». Dans la vision de cette œuvre, le futur apparaît sombre pour les chrétiens orientaux au moins en Orient, surtout que l’auteur pense que la montée de la mouvance islamiste ne peut que conduire à un épilogue malheureux.

Claude Lorieux dans son étude passionnante de la chrétienté d’Orient, Chrétiens d’Orient en Terre d’Islam, (Perrin, Paris, 2001) en arrive dans sa conclusion à une description poignante du processus incessant d’émigration de ces chrétiens en Occident, tout en décrivant aussi les efforts pour contrebalancer ce processus et en soulignant la fonction d’aide des chrétiens émigrés envers ceux qui restent. Et il en arrive avec notre maître et ami damascène, le regretté Antoun Maqdissi (et à côté du sien, je voudrais rendre hommage du grand Evêque alépin qu’a été Néophitos Edelbi, un prophète sincère d’espérance chrétienne) à penser que «l’Histoire a déjà réservé des surprises» et il cite Bernanos «le hasard est la logique de Dieu» et il ajoute pour conclure : «le hasard ? mais n’est-ce pas l’autre nom de la Providence ?».

Dans la même veine, nous trouvons le Père Jean Corbon qui conclut ainsi son livre sur L’Eglise des Arabes (Cerf, Paris, 1977) : «L’Eglise est le don de cet Amour d’où jaillit la Résurrection, l’Amour se qualifie par ceux auxquels il se donne, non par ceux qui voudraient le posséder. De même l’Eglise. Elle ne peut se qualifier ici et maintenant que comme Eglise des Arabes. Toute peur s’évanouit devant un tel Amour et tout devient possible : là où est l’Eglise, là est l’espérance».

Et plus proche de nous, Monsieur Ghassan Tuéni, l’ancien ministre libanais de la Culture, dit efficacement au terme de sa conférence sur «Place, rôle et avenir des chrétiens d’Orient» (Ghassan Tuéni et Samir Khalil Samir s.j., Rôle et Avenir des Chrétiens d’Orient Aujourd’hui, CEDRAC, Beyrouth, 2005, p. 33) : «Mon seul message serait un appel non seulement à l’espoir, mais surtout à l’action, une action mûre, critique et réfléchie. A un néo-rationalisme sans fioritures. Contre la désespérance, je n’ai rien à opposer, sinon la foi chrétienne qui la condamne. Puis la prière».

Or il me semble que nous pouvons déjà poser deux affirmations optimistes fondées sur le fait que, malgré toutes les difficultés, les chrétiens orientaux sont encore là. Il est bien de répéter que historiquement la communauté musulmane a rarement poursuivi l’extinction des chrétiens ce qui n’a pas empêché leur harcèlement. Face à nous, il n’y a pas d’entité qui veuille nous détruire. Devant nous, du côté musulman, il y a un espace d’évolution positive possible.

La deuxième affirmation optimiste est la considération que la présence des chrétiens pendant quatorze siècles peut signifier qu’ils n’ont pas considéré la vie avec l’autre comme un enfer et que le fait même d’être là, de ne pas juger nécessaire de se séparer socialement pour sauvegarder l’essentiel de l’identité chrétienne à travers une émigration plus ou moins volontaire, indique que nous considérons la vie avec l’autre comme une condition normale, naturelle. Ce fait révèle des valeurs humaines partagées et, en définitive, une dimension théologique, même quand elle n’est pas formulée de façon consciente et explicite. L’Eglise qui célèbre son mystère, en milieu musulman de façon continue depuis quatorze siècles, célèbre aussi de fait, par ricochet, le mystère de la vie commune et le mystère de la réalité musulmane. Il y a probablement là un vaste champ de recherches théologiques qui attend d’être labouré au fur et à mesure que le dialogue interreligieux avance.

Orient et Eucharistie

Notre rencontre est déjà dans la perspective du prochain Synode des Evêques rassemblés autour du thème de l’Eucharistie. En Orient, l’Eucharistie est toujours et avant tout le fait de la célébration en tant que performatif divin et humain, fidèle à sa dimension traditionnelle autant qu’à son actualité dramatique. Célébration eucharistique donc, par laquelle la communauté des disciples confesse en tout temps, poussée par l’Esprit de prophétie, l’actualité de l’Incarnation du Verbe divin autant qu’elle rend grâce à Dieu, le Père, Allah, pour tout au nom de tous. L’intercession eucharistique, efficace par l’épiclèse de l’Esprit Saint, est certainement inclusive et elle introduit dans un niveau de conscience théologique, d’une prégnance existentielle infinie, de l’action omniprésente et englobante de la miséricorde divine. Celle-ci amène, de génération en génération, les chrétiens à une vision d’espéranceengagée au quotidien, qui sait regarder plus loin et plus intime que les apories contradictoires de la surface toujours crispée de la contingence politique, l’instrumentalisation du fait religieux et les syndromes sectaires fondamentalistes et totalitaires. La multiformité harmonieuse et admirable de l’unique liturgie eucharistique en Orient (car elle est toujours une à travers la multiplicité des rites et des appartenances) exprime une ecclésiologie pluraliste construite dans la pratique de la communion synodale et d’une pleine coresponsabilité des laïcs à la vie communautaire.

La pluralité liturgique orientale est témoin toujours vivant des nombreuses inculturations de la foi chrétienne dans la complexité culturelle de l’Orient ancien. Mais cela, surtout en contexte arabe, n’a pas empêché mais, au contraire, soutenu une capacité de relation en profondeur avec le contexte arabo-musulman qui a produit, peut-être en dehors de toute théorisation, une fertilisation réciproque chrétienne/musulmane, dans laquelle l’arabisation de la liturgie, depuis le Moyen-Age, est témoin de la participation chrétienne à la construction de la cité commune et en même temps introduit les effets sanctifiants du sacrifice eucharistique au cœur de cette société commune, là où le chrétien «arabe» vit une vraie unité eucharistique entre le moment mystique communautaire et le temps de la sanctification de l’existence sociale. L’Islam n’est jamais étranger à notre prière : il n’est pas étranger à nos angoisses, ni étranger à notre intercession et il ne peut pas l’être de notre vision, de notre apocalypse. Et la réciproque est aussi vraie.

Le Synode sur l’Eucharistie, dans la situation actuelle de ressac ecclésial, pourrait être tenté de poursuivre un projet construit sur la récupération d’un modèle unique et d’une uniformité défensive. Quelques passages des lineamenta pourraient le faire craindre. Les témoignages des Eglises orientales aideront l’Eglise universelle, comme cela a été le cas à l’époque du grand Patriarche melchite Maxime pendant le Concile Vatican II, à dépasser toute tentation d’ecclésiologie exclusive pour une ecclésiologie de communion, prophétie d’un christocentrisme pluriel et inclusif. Cela ne pourra qu’avoir des effets bénéfiques au niveau liturgique et donc théologique et enfin politique.

Le thème eucharistique nous ramène à méditer sur la réalité de l’Eglise en tant que sacrement universel du salut. Dans notre contexte nous sommes amenés à contempler la présence de ce mystère ecclésial d’une façon avant tout séminale, compréhensive donc de toute la complexité culturelle et religieuse de notre pays. Ensuite il s’agit d’une présence de levure car il y a là un symbole fort pour la consolation d’une Eglise minorité toujours confrontée à une abondante pâte qui doit être bonne si ça vaut la peine de la faire lever. Enfin notre Eglise sera celle de l’accueil et de l’hospitalité, certainement pas celle du ghetto et de la séparation. Je pense que si la maturation d’une théologie humblement optimiste de la présence chrétienne en milieu musulman se développera, on pourra espérer que, même si encore plus restreinte qu’aujourd’hui, elle pourra s’épanouir dans la paix et la joie en dépit des inévitables persécutions.

Notre situation de chrétien d’Orient est différente et le restera, inch’Allah, de celle du petit troupeau post-colonial algérien. Je ne crois pas qu’on puisse, pour sortir de nos difficultés, souhaiter un dépassement de la dimension religieuse projetée vers une sécularisation qui se voudrait éthique et humaniste, tout en libérant la société de l’emprise du religieux et dans lequel le témoignage de la foi chrétienne post-religieuse trouverait un nouvel espace. La fragilisation du contexte musulman reviendrait dans ce cas de figure à l’avantage d’un épanouissement chrétien évangélique. Le Père Christophe Théobald s.j. (Présences d’Evangile, «Lire les Evangiles en Algérie et ailleurs», Les Editions de l’Atelier, Paris, 2003) semble - mais je crains avoir trop simplifié sa pensée - adopter cette position pour le contexte algérien, tout en proposant une belle méditation sur le mystère de la présence chrétienne qui voudrait dépasser la contradiction apparente entre l’attitude de dialogue et l’attitude évangélisatrice. Reste qu’à mon avis, l’espace du religieux et du sacré, est plutôt à redécouvrir et à partager qu’à dépasser.

Œcuménisme à la syrienne

En Syrie, le mouvement œcuménique a fait, depuis le Concile, de grands pas car il a trouvé dans le tissu humain de la société syrienne, le meilleur des terroirs. Une large pratique de l’hospitalité eucharistique caractérise nos Eglises et prophétise d’une ecclésiologie où la conscience de l’épaisseur théologique de l’authenticité catholique se conjugue toujours plus avec la mise en valeur des trésors de l’Orient chrétien. Cette dimension eucharistique de l’œcuménisme exprime sacramentalement la signification de la commensalité de notre société religieuse plurielle, axée sur la relation islamo-chrétienne, à la signification de laquelle sont sensibles aussi bien nos chrétiens que nos musulmans. Cette commensalité renvoie enfin à une communion eucharistique eschatologiquement universelle. Une profonde nostalgie de pleine commensalité dans le Royaume habite nos célébrations eucharistiques. Cette impossibilité même, protège aujourd’hui providentiellement la fonction musulmane et nous oblige à considérer l’opportunité, dans l’économie divine, de la durée et du développement de la Oummah musulmane sans pour autant nous résigner d’une façon figée à une situation d’affrontement et réciproque imperméabilité.

Nos Eglises en Orient célèbrent l’Eucharistie avec du pain levé. C’est une façon d’exprimer la conscience de constituer l’Eglise des Nations plutôt que de vouloir substituer Israël. D’ailleurs nos communautés ont vécu le plus souvent dans nos villes orientales côte à côte avec les communautés juives arabes en partageant le pain et le vin du bon voisinage. Bien qu’il faille admettre qu’une certaine expression, jusque dans les textes liturgiques hérités du passé, de l’antijudaïsme historique, se retrouve aussi bien en Orient qu’en Occident. Notre souhait est que l’Eglise latine, largement majoritaire dans la catholicité et construite dans le passé sur un modèle d’uniformité, dans la conscience traditionnelle d’être le nouvel Israël, représentée peut-être par l’hostie azyme, et dans sa révision contemporaine et radicale de son attitude envers la judaïsme et même envers l’Etat d’Israël, puisse par analogie reconnaître le droit des Arabes, des enfants d’Ismaël - droit revendiqué aussi bien par la Oummah mohammadienne universelle que par l’Eglise des Arabes, ainsi que par tous les chrétiens orientaux, syriaques, arméniens, chaldéens… - à leur part d’héritage abrahamique inséparable de la sacralité et de l’indivisibilité de la Terre de Canaan, Palestine-Israël, qui dit aussi sacralité du droit et sacralité de la personne.

Unité arabe, unité nationale syrienne et fonction des Eglises

J’enchaîne pour réaffirmer que la conscience nationale syrienne est radicalement inséparable de la conscience nationale panarabe. Tout effort occidental, conjugué peut-être, au Moyen-Orient, avec la tentation particulariste de quelques minorités, aussi bien chrétiennes que musulmanes, de neutraliser, par la division communautariste, l’Orient arabo-musulman, sera, inch’Allah, à long terme, voué à l’échec. Le croissant mouvement d’entente intercommunautaire entre les différentes appartenances musulmanes, surtout dans les sunnismes et chiismes, en Syrie, ne peut pas être compris simplement comme une opération d’autoprotection de l’Etat baasiste, mais représente surtout une exigence d’unité qui réagit contre les forces obscures qui voudraient rejeter nos peuples dans l’enfer des guerres civiles. Ce n’est certainement pas l’intérêt des Eglises que d’applaudir aux tensions intestines du monde musulman car cela à terme enlèverait toutes possibilités à la survivance de nos communautés chrétiennes en Orient.

Les Eglises de Syrie sont de manière oecuménique appelées à un large discernement ; car elles doivent décider, dans la foi, de la hiérarchie de leur priorité pastorale, tout en gardant un large pluralisme charismatique et une complémentarité de leurs fonctions réciproques.

Sur le plan sociologique, il y a certainement à souligner la valeur du respect des particularités ethno-religieuses de nos communautés. C’est une question de droit de l’homme et des peuples. A ce niveau-là, il y a certainement une importante question arménienne et une remarquable question syriaque. Les catholiques arméniens et syriaques ne peuvent pas se désolidariser de leurs Eglises sœurs. (La forte émigration chrétienne irakienne vers la Syrie pose aussi une question chaldéenne-assyrienne). Une séparation polémique de ces communautés de l’arabité ambiante serait profondément anachronique et contraire à une vision objective, non sectaire, de l’histoire de cette région : l’arabité constitue le principe d’union régionale qui n’est pas en contradiction avec le respect et l’harmonisation des particularités ethniques et religieuses.

L’Eglise de Syrie, il faut le reconnaître, est bien en partie arabe depuis une époque préislamique et de plus l’arabisation, à différents degrés, de nos communautés est un fait qui remonte déjà à l’époque omeyyade et qui s’est développé progressivement depuis lors. Par ailleurs les communautés byzantines, orthodoxes ou melchites, de souche arabe préislamique, ou bien depuis longtemps arabisées, et qui s’estiment, plus facilement que les autres chrétiens, profondément arabes, évitent de se considérer comme étant de droit la seule véritable communauté chrétienne de Syrie.

A ce niveau les particularités ethniques ou communautaires, qui ne seraient pas liées à l’identité chrétienne, sont aussi à reconnaître et à respecter. Cela vaudra autant pour les Kurdes, syriens à part entière tout en participant d’une identité culturelle régionale, que pour les Palestiniens, jouissant pleinement des droits civiques tout en attendant de réintégrer leur patrie. Une attention de dialogue particulière, et différenciée selon les régions, est à consacrer également aux communautés druzes, chiites alaouites et autres. D’autres groupes seraient aussi à rencontrer, je songe aux Circassiens, aux Turkmènes et aux Gitans. Je crois d’ailleurs qu’il serait important d’avoir des relations plus suivies avec les Arabes tribaux de l’Est de la Syrie.

Naturellement tout cela ne doit pas faire oublier – et la Constitution syrienne ne l’oublie d’ailleurs pas – l’importance décisive de reconnaître les droits de la communauté largement majoritaire arabo-sunnite et de s’engager dans un dialogue de longue haleine et d’une large portée. Il y a là la condition préalable à tout essai de parvenir en Syrie, pacifiquement et durablement, à une démocratie mûre et autochtone.

Eglise et liberté de conscience

Il est connu qu’en Syrie, à côté d’une bien louable et authentique liberté religieuse, on remarque une profonde carence au niveau de l’exercice du droit à la liberté de conscience et donc aussi de la conscience religieuse individuelle (par exemple, impossibilité légale de changement de religion autre que vers l’Islam, impossibilité pour une fille musulmane de se marier à un chrétien, etc.). Il s’agit là plus du fruit d’un héritage culturel que de l’expression d’un choix assumé par la société syrienne contemporaine. L’individu a été traditionnellement toujours pensé avant tout comme membre et appartenant à une communauté religieuse, ethnique etc. La liberté de conscience produit une crise de la logique des appartenances et introduit une idée d’autonomie individuelle que, du point de vue culturel, nos contextes ecclésiaux ont une vraie difficulté à assumer. On doit pouvoir attendre des Eglises, et en particulier des catholiques, qu’elles oeuvrent pour une culture de la liberté de conscience, non pas comme imposée de l’extérieur mais en tant que mise en valeur, par la voie du dialogue, des possibilités de maturation des éléments culturels appropriés et internes aux traditions de notre société et avant tout dans sa dimension musulmane.

Eglise syrienne, mondialisation et démocratisation

Dans un cadre de mondialisation, mondialisation aussi de la corruption, il n’est plus pensable en perspective que le futur des Eglises, même dans leurs dimensions les plus sociologiques, soit assuré par un système de paternalisme totalitaire même le mieux intentionné. La Syrie ne fera pas exception et le Président de la République et les meilleurs de ses collaborateurs non plus ne se font pas illusion là-dessus. L’évolution démocratique n’est pas seulement un appel mal formulé par l’extérieur mais une aspiration profondément sentie de l’intérieur. La volonté d’exprimer un processus de démocratisation dans et par la gradualité ne peut pas cacher mais plutôt exprimer l’intention ferme d’éviter tout bain de sang, de favoriser l’émergence d’une société civile mûre ainsi que l’affirmation, d’une façon transversale par rapport aux appartenances communautaires, d’une attitude religieuse, spirituelle et culturelle, tolérante, pluraliste et humaniste.

Traditionnellement, les autorités religieuses ont élaboré une attitude de protection de leurs ouailles qui allait souvent de paire avec une soumission au pouvoir totalitaire tout à fait nécessaire mais au risque, la plupart du temps inconscient, d’alignement complice et de mélange d’intérêts. Quelquefois, on a l’impression que les intérêts personnels et communautaires consolidés participent à ralentir le processus démocratique et les efforts pour rendre la société plus transparente.

Gradualité donc, dans le dialogue et par le dialogue, poussée par une croissante liberté d’expression, d’association et de conscience ainsi qu’une transparence qui favorise le combat contre la corruption. Cela ne pourra certainement pas se faire sans la participation de la critique constructive qui peut nous venir de l’étranger, notamment de l’Europe et de la France en particulier, mais en dehors de toute logique de sanction. (Tous nous savons combien les sanctions envers l’Irak ont été un facteur de démolition de l’Eglise irakienne). Et la transparence est d’ailleurs exigible seulement dans la justice et l’équité de part et d’autre de la Méditerranée. L’Eglise peut faire beaucoup en rappelant les principes, en réformant les consciences, en demandant cohérence notamment entre politique des droits de l’homme et politique économique et militaire, dans une logique de mondialisation de la moralisation de l’espace politique. Là, encore une fois, le dialogue entre leaders religieux chrétiens, musulmans et juifs aura une fonction capitale dans l’élaboration d’un projet praticable. L’ouverture à l’œuvre de la pensée laïque et même sécularisée (présente depuis longtemps dans le panorama culturel syrien) est importante. Important aussi le dialogue entre les experts, que ce soit à l’intérieur de l’Eglise (opportunité de la création de commissions théologiques nationales), ou à l’intérieur d’un plus vaste espace culturel et religieux. Mais, peut-être, le dialogue le plus important reste celui de la vie, à la base et au sein des différentes catégories du vivre social.

Il est tout à fait évident et combien plus dans un contexte islamique - caractérisé entre autres par une revitalisation étonnante du combat chiite pour la justice - que la question de l’équité sociale solidaire, sur le plan local, régional et planétaire, ne peut qu’occuper la première place dans nos préoccupations. De plus, le retard du développement économique et social du pays, lié à un taux de chômage insupportable, constitue une des raisons les plus fréquentes d’émigration définitive de nos chrétiens.

S’ouvrir aux effets souhaitables de la mondialisation implique de participer au combat contre les effets néfastes de cette même mondialisation, qui sont surtout de nature économique et culturelle. En cela l’Islam constitue un contrepoids impressionnant à une mondialisation en définitive totalitaire et impériale.

Lutte contre le terrorisme et rôle des Eglises

Comment voir la question du terrorisme de l’intérieur de la Syrie ? Quel pourra être une position d’Eglise juste et équilibrée ? Il me parait difficile d’opérer un discernement sans tenir compte de l’immense contentieux entre notre peuple et l’Occident. Toutes les questions sont au rendez-vous : passé colonial, conflit arabo-israélien, retard économique et structurel, désir d’émancipation arabe et islamique, déséquilibre stratégique durable et réaction anti-mondialisation. La Syrie demande, et elle n’est pas la seule, qu’on sache faire la distinction entre résistance et terrorisme. Les croyants, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, ne peuvent s’abstenir de participer, d’une façon engagée, à la discussion morale sur les moyens licites de résistance ainsi que sur une définition correcte du terrorisme. Certainement les Eglises peuvent faire beaucoup pour combattre la culture du désespoir, aider, à travers le dialogue le plus large, nos frères musulmans à réfléchir sur l’eschatologie courte et matérialiste qui constitue le cadre symbolique du terrorisme suicidaire. C’est encore aux Eglises d’approfondir et de diffuser une culture de la non-violence et la lutte non-violente pour la justice. En même temps, les Eglises peuvent jouer un rôle immense en dévoilant combien le discours antiterroriste peut masquer la volonté agressive et hégémonique occidentale. Dans mon expérience, les efforts du dialogue ne peuvent pas se limiter aux milieux dits modérés car on risque de se couper de larges sections de la réalité sociale et culturelle. Le dialogue doit être développé même pendant le conflit. Il n’y aura pas de paix au Proche-Orient, ni sociale, ni internationale, sans une profonde évolution de la mouvance islamiste (fomentée pour d’autres raisons, comme on le sait, par l’Occident à l’époque de la guerre froide jusqu’en 1989 et quelques fois bien après). L’islamisme radical est incontournable. Il est à connaître et à comprendre dans ses raisons d’être sociales et culturelles. Il est à combattre dans ses expressions criminelles sans renoncer à la légalité démocratique et à la protection de la dignité de chaque personne humaine. Dans ce sens, il est bien absurde de livrer des détenus à des pays dont on sait qu’ils vont y être torturés. La lutte contre le terrorisme demande certainement fermeté mais elle n’aura pas de succès si elle n’est pas avant tout menée dans le cadre d’une réforme de la vie civile internationale.

Les Eglises ont un grand rôle à jouer. Elles peuvent poursuivre le dialogue même en temps de conflit. Elles peuvent contribuer aux négociations en vue de la pacification dans des conflits particuliers. Elles peuvent, en défendant la dignité humaine partout, montrer un autre visage du monde chrétien. Le terrorisme est à combattre avec les musulmans et non contre eux, car il manifeste autant une pathologie du monde musulman que les contradictions de la communauté mondiale. C’est une plaie qui manifeste une maladie relationnelle.

Conclusion

Il y a quelques jours, j’ai eu la joie de rendre visite au grand Patriarche de l’Eglise syriaque orthodoxe, Sa Sainteté Zakka Ier. Je lui ai dit que je partais à Rome pour ce colloque et je lui ai demandé un avis. Il m’a donc dit qu’il souhaitait exprimer ses compliments les plus vifs à la Communauté chrétienne catholique, et à toute l’Eglise, pour l’élection du nouveau Pape. D’après lui, Sa Sainteté Benoît XVI, par son attachement dynamique et profond à la vraie foi et à la doctrine des Pères, sera à même de conduire l’Eglise à faire face aux grands défis de notre époque. Ses mots ont fait un grand bien à mon âme. Il m’a aussi demandé de plaider pour le respect et la promotion de l’originalité et des particularités des Eglises d’Orient car cela n’a pas toujours été le cas. Je crois par ailleurs que le Patriarche Zakka représente bien, dans la courbe de ses vingt-cinq ans de service à la tête de son Eglise, l’effort d’affirmer la priorité de renforcer et ré-enraciner la présence chrétienne dans le pays avec courage et optimisme réaliste. Il pense vraiment que ce monde arabe syrien, qu’il connaît comme étant majoritairement musulman, est le contexte, pour ainsi dire naturel, de vie, de développement et de témoignage de son Eglise. Cette idée n’est pas restée théorique chez lui, mais au contraire elle a su se donner un corps d’institutions, d’activités et de présence concret et efficace, tout en se conjuguant avec le tissage d’un réseau très cohérent d’entraides et de coordination de son Eglise, désormais dispersée aux quatre coins du monde. Tout cela avec une attitude de paix, d’accueil et d’humilité évangélique parfaitement enviable. Demandons la grâce de savoir suivre fidèlement de tels exemples.

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