Lettre aux amis de la Communauté al-Khalil, Souleymanié, 23 novembre 2012

Deir Maryam el-Adhra, Souleymanié, région du Kurdistan irakien

Lettre aux amis de la Communauté al-Khalil

23 novembre 2012

Chers amis,

que cette lettre vous trouve tous dans la joie et la paix de vos familles, de vos occupations, dans la paix du Seigneur.

Nous anticipons un peu notre traditionnel message de Noël, à l'occasion de l'ordination sacerdotale du frère Jens à Souleymanié.

Vous trouverez donc ici quelques impressions sur cette nouvelle fondation monastique, puis un texte personnel de Jens, désormais « Abouna Yohanna ». Nous sommes bien sûr en contact et en union de prière avec nos frères et sœurs de Mar Moussa et de Mar Elian en Syrie, qui restent fidèles sur place à notre vocation et aux relations établies au cours des ans, au milieu de la tragédie. Ils vous écriront prochainement leurs propre message.

Fondation de Deir Maryam el-Adhra à Souleymanié

Comme vous le savez, Monseigneur Louis Sako, évêque chaldéen de Kirkouk, lui-même très engagé dans le dialogue islamo-chrétien, nous a invité à fonder une communauté dans son éparchie. C'est pour nous un signe très important de compréhension et d'intérêt pour notre vocation de la part des églises orientales – qui plus est, par cette « Eglise de l'Orient » (autre nom de l'Eglise chaldéenne) qui, jamais Eglise d'Etat, porte une mémoire très riche d'interaction avec l'Islam et d'ouverture vers l'Est, de l'Iran jusqu'en Chine.

Souleymanié est une ville kurde musulmane, au sein de laquelle vit une communauté chrétienne comportant (en schématisant un peu!) deux groupes : ceux originaires plus ou moins anciennement des villages montagneux du nord, qui parlent généralement chaldéen tout en maîtrisant l'arabe et le kurde ; ceux qui ont fui Bagdad, Mossoul, etc., au cours des dernières années, et sont plus strictement arabophones. Certaines familles locales parlent le kurde à la maison, et de généralement les jeunes générations parleront sans doute de plus en plus cette langue, par le mixage social, la scolarité et la dynamique nationale de cette région. C'est là notre horizon linguistique, original car jusqu'à présent l'Eglise catholique n'a pas célébré ou chanté le mystère de Christ dans cette langue – tout en demeurant enracinés dans l'arabe, langage intime de notre relation à l'Islam. Nous célébrerons aussi une messe en anglais pour les nombreux étrangers qui résident dans la ville.

Père Jens s'est installé dans l'église Maryam el-Adhra (la Vierge Marie) en février 2012, et le frère Sébastien l'y a rejoint en octobre. Située dans le quartier historique de Sabounkaran (“les savonniers”), cette église et ses dépendances constituent un ensemble beau et calme où l'on ressent l'enracinement dans le temps (construction en 1862, pour une ville qui a un peu plus de deux siècles). Nous espérons en faire un lieu ouvert et vivant, un « nœud de relations » comme disait Charles de Foucauld à propos de l'Assekrem, un lieu qui prendrait peu à peu à son identité de la présence priante, et où toute personne est accueillie, non tant par nous que par Celui qui nous héberge ici.

Nous sommes actuellement dans une phase d'installation : nous faisons connaissance avec la paroisse et le diocèse (en orient « éparchie »), les prêtres et les évêques, la liturgie, avec la ville, la région, avec la municipalité, les cheikh musulmans, et quotidiennement les boutiquiers et les voisins... Jens a été ordonné diacre en septembre, puis prêtre le 23 novembre, lors d'une cérémonie vraiment belle et joyeuse. Sébastien, qui est entré au noviciat en septembre, étudie une partie du temps à la faculté de théologie de Babel, désormais installée à Erbil, capitale de la région du Kurdistan.

Il est bien sûr trop tôt pour définir ce que serait l'identité de ce monastère... Il deviendra ce que l'Esprit inspirera d'en faire aux voisins, aux habitants, aux moines et moniales, aux visiteurs, aux musulmans qui viennent parfois prier devant la niche de Marie (nous espérons compléter un jour ce lieu de dévotion, peut-être avec une mosaïque). Notre situation, en ville et non au désert, accouchera d'un autre type de vie contemplative. Quelques idées nous trottent bien sûr dans la tête. Des activités culturelles et caritatives pourraient bourgeonner à partir du tronc de prière qui rythme nos journées. La région, belle et montagneuse, pourrait permettre d'organiser des randonnées, d'aménager quelque part un ermitage (une maison de bergers ?) pouvant éventuellement devenir un lieu de retraites spirituelles...

L'église est en bon état, mais le reste des bâtiments exige des travaux intérieurs pour être en mesure d'accueillir moniales, visiteurs et visiteuses, et d'offrir un cadre décent aux gardes (stationnés par le gouvernement régional kurde devant les lieux de culte). Avec l'aide d'un ingénieur irakien, nous avons planifié l'aménagement de trois chambres, quatre toilettes (dont une pour handicapés), un bureau, une salle à manger, une cuisine et une bibliothèque-salle d'activités. Le coût total des travaux, en prenant en compte notre participation et celle de volontaires locaux, s'élève à environ 45 000 dollars.

La région du Kurdistan (Ministère des Affaires religieuses) devrait en financer une partie et nous faisons également appel à votre générosité pour l'autre.

Pendant l'ordination de Jens-Abouna Yohanna, il était poignant de voir ce patchwork de chrétiens issus de tout l'Irak se lever et entonner ces antiques chants chaldéens comme un seul homme, partageant une espérance qui est tout à la fois d'Eglise et d'harmonie sociale, inter-religieuse. Ils ont souligné que c'était la première ordination célébrée à Souleymanié... cela avait un goût de futur, que nous voudrions partager avec vous à l'occasion de la fête de Noël qui approche !

Homélie du nouveau père Jens à l'occasion de son ordination sacerdotale

Beaucoup de personnes ont contribué à ce moment de mon parcours spirituel que je vis aujourd'hui parmi vous, et je tiens à les remercier tous.

En quelque sorte mon père et ma mère les représentent tous. Ils n'étaient pas croyants et éprouvaient même une méfiance profonde envers l'Eglise. Mais ils m'ont montré, par l'exemple de leurs vies, la considération et le respect absolu qui sont dus à chaque homme ou femme. Leur vie toute entière a témoigné que chaque personne qui en a besoin mérite notre aide. Et que cette aide peut être donnée d'une manière qui respecte la dignité de l'autre.

Mes parents m'ont appris à ne pas prendre le pronom “eux” comme exclusion par rapport à un “nous”, mais au contraire de toujours voir ce “eux” comme une opportunité et un encouragement pour l'intégration du voisin ou de l'étranger. Bien que mes parents aient été politiquement actifs, ils n'ont jamais laissé les appartenances dominer leurs relations avec les personnes autour d'eux.

Je voudrais aussi les remercier pour le témoignage d'une vie de fidélité conjugale et de patience, nourrie par leur amour profond de l'un pour l'autre.

Le troisième témoignage que mes parents m'ont donné au travers de leur vie fut leur ouverture au monde. Ce n'était pas évident, après la brutalité dont ils firent l'expérience lors de la seconde guerre mondiale. C'était en réalité pour eux une décision consciente, celle de ne pas se laisser enfermer par cette terrible expérience, mais au contraire de participer activement à la construction de notre monde.

Avec ce témoignage si important de mes parents dans ma vie, se pose la question : ai-je fui, en devenant moi-même moine et maintenant prêtre, la lourde responsabilité d'élever des enfants afin qu'ils deviennent des membres responsables de la société ? Il fut un temps où, jeune homme, je pensais fonder une famille. Ce projet fut en partie mis à bas par mes propres péchés. Voilà qui nous montre que les bons exemples ne suffisent pas : encore faut-il en tirer un enseignement et le mettre en pratique...

Au cours des années de jeunesse, je ressentais toujours un appel vers un autre aspect de la vie. Cela m'a mis en contact avec le monde spirituel et, petit à petit, je m'ouvris à la voix de Dieu, à la prise en compte de la religion, des religions. La première expérience claire de Sa voix consista en un appel vers l'Orient. Et la seconde fut la révélation que je Lui appartenais sans partage.

Avec une telle révélation, il est assez facile de se décider pour la vie religieuse. Et je vécus plusieurs années, heureux, au monastère de Mar Moussa, travaillant sur les projets de la communauté, sans penser tellement à mon propre rôle en son sein.

Mais je ne pouvais éviter cette question. Ici, avec l'aide de Son Excellence Louis Sako, de la communauté pastorale de Kirkouk et de celle de Souleymanié, j'ai finalement pu l'affronter.

Dans leur esprit, et plus encore dans leur ressenti, les moines et les moniales abandonnent à cause de leurs voeux la perspective de la fécondité. Mais aujourd'hui, le Père Stéphane m'a initié à un grand mystère lorsqu'il m'a conduit depuis l'Autel où nous célébrons le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ jusqu'aux fonts baptismaux. Car le baptême apporte une nouvelle vie au baptisé, et le prêtre devient une sorte de parent pour lui.

Chargé de mes péchés, suis-je qualifié pour participer à cette nouvelle fécondité ? C'est précisément cette question qui émeut Isaïe, juste avant qu'il s'offre comme messager, comme prophète (Isaïe, 6). Et c'est aussi la question qui me tourmente aujourd'hui. Quand nous touchons le fond de cette crise, le Seigneur agit. Il assume ce que nous ne pouvons porter. Mais il n'annule pas pour autant notre participation et notre collaboration dans l'édification de Son nouveau monde, du Royaume des Cieux.

Le Seigneur veut voir son Royaume plein de vie, dans la compagnie de toutes les personnes à qui il a donné une âme. C'est pourquoi il envoya son Fils, et c'est pourquoi il laisse le Saint Esprit au travail, partout. Afin que ceux qui se trouvent hors du troupeau visible de Jésus-Christ puissent apprendre à faire Sa volonté. Il en fut ainsi avec mes parents. Et il en fut ainsi pour rendre possible la compréhension et l'acceptation de Notre Dame la Vierge Marie.

Ici, parmi vous, je continue à suivre cet appel qui me fit sortir de Suisse il y a vingt ans. Il retentit cette fois de manière plus sophistiquée, apparaissant dans mon discernement, dans celui de ma communauté et dans celui de l'église de Kirkouk et de Souleymanié. Mais la voix du Seigneur ne devrait-elle pas être plus claire ? Il aime agir à travers des personnes, pour qu'elles puissent librement voyager sur Ses voies...

Amen

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