La démocratie consensuelle, pour l’unité nationale
Traduction depuis l’arabe le 31/07/2011
Introduction
Sur la base de diverses conversations à propos du futur du pays et des voies à suivre pour sortir de la crise actuelle, j’ai choisi de formuler l’idée de « démocratie consensuelle » comme apport qui s’ajoute à la prière et au jeûne afin que les initiatives actuelles en faveur d’un dialogue constructif soient couronnées de succès. Ces initiatives et celles qui suivront sont nécessaires pour échapper à la logique de l’effusion de sang et du cercle des vengeances.
Je suis un moine d’origine italienne, profondément enraciné en Syrie depuis trente ans. Depuis plus de dix ans nous avons commencé, au monastère de Saint Moïse l’Abyssin (Deir Mar Moussa al-Habachi) à organiser des séminaires de réflexion religieuse et de dialogue avec des représentants de la société civile et des diverses appartenances religieuses. Ayant publié divers livres en arabe pour participer à jeter les bases d’une démocratie mature, et formulant une méthodologie adaptée à notre particularité nationale et régionale. Nous étions nombreux à espérer une évolution pacifique et la maturation progressive d’une démocratie pluraliste, pour les citoyens et patriotes authentiques dans notre pays bien-aimé.
L’évolution des événements nous a privé de cette espérance, année après année… mais aujourd’hui il est nécessaire de renouveler cette espérance pour réagir de manière constructive à la dérive qui conduit à une logique de guerre civile, à la fragmentation de la patrie, et au danger de reporter notre confiance exclusivement dans la conservation du passé, dans ses fonctionnements, dans le retour vers ce passé. C’est pourquoi, au lieu de polémiquer et de distribuer les responsabilités…, j’essaie d’esquisser une idée qui me semble adaptée pour résoudre la problématique syrienne, et que j’appelle « démocratie consensuelle ».
Il faut prendre en considération que la situation actuelle suscite la préoccupation des minorités ethniques et religieuses. Par exemple, nous autres chrétiens souffrons d’un déchirement entre d’un côté notre engagement, notre solidarité civique, et d’un autre côté la peur que nous ressentons nous d’être entraînés dans le conflit en cours, de manière analogue à ce qui s’est passé en Irak. Certains d’entre nous penchent actuellement vers l’attachement à un passé révolu, et donc s’abstiennent de participer au mouvement en cours.
Nous pensons que la vérité spirituelle originale de notre pays – celle qui reste toujours vrai, s’il plaît à Dieu – réside dans la pratique du bon voisinage, du partage de la vie pacifique et harmonieuse dans le respect mutuel, où tous sont égaux pour construire la patrie commune.
Remarque sur la gestion de la situation en période transitoire
Le premier pas, pour sauver la patrie, consiste aujourd’hui à assurer la sécurité des citoyens sans empêcher la revendication de liberté et son exercice pacifique. Il est en réalité nécessaire, pour aborder une rivage plus sûr, de savoir distinguer entre la sauvegarde de la sécurité à l’intérieur des quartiers – chose que dans la plupart des cas, et en faisant abstraction des courants politiques, des comités populaires locaux, pacifiques et sans armes, peuvent assurer – et la sauvegarde, pendant cette phase intermédiaire, de la sécurité des édifices publiques, de la liberté de mouvement dans le pays et du libre développement des activités économiques, en combattant la contrebande, surtout celle des armes, ce qui revient à la police et à l’armée.
Il sera en outre nécessaire de créer une haute commission pour l’étude de la réforme constitutionnelle, dans laquelle seront représentés tous les courants de l’opposition, ainsi que les forces nationales. Le devoir de cette commission nationale sera de programmer et organiser les prochaines élections, en assurant qu’elles soient conduites correctement, en collaboration avec les comités populaires locaux et avec une couverture médiatique libre et plurielle.
Cette haute commission devra produire un nouvel accord national, en traçant les grands traits d’une nouvelle Constitution, afin d’assurer la réalisation d’une démocratie nationale, de consensus et non d’oppression, pluraliste et non unilatérale.
Modèles
Je voudrais maintenant décrire brièvement un certain nombre de modèles constitutionnels réalisés dans certains pays et que je considère comme inopportuns pour la Syrie. Je proposerai ensuite ce que je considère comme la solution idéale.
Le premier modèle : il s’agit de la monarchie constitutionnelle. Cette forme d’Etat n’est pas adaptée pour notre patrie à cause de l’attachement de la majorité des citoyens à la forme républicaine, considérée comme plus moderne, évoluée et progressiste, ceci en dépit de toutes les difficultés rencontrées par la Syrie depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui.
Cependant, la monarchie constitutionnelle est souvent perçue comme assurant d’une certaine manière l’unité nationale et le progrès des institutions, en évitant le glissement dans la pratique de la violence. En réalité, le Roi s’appuie sur un consensus national dans l’exercice de ses prérogatives en qualité d’arbitre et de garant de toutes les composantes sociales ; et c’est à lui de protéger la société contre l’éventuelle domination de la part d’une des composantes sociales, ou d’une association trouble de composantes sociales, sur le corps social dans son ensemble. On évite ainsi d’entrer dans une logique de polarisation ou de lutte à l’intérieur de la société civile. De plus, le Roi contrôle la dialectique et la dynamique nécessaires à la vie d’un mouvement démocratique authentique.
Dans certaines constructions républicaines modernes, le Président joue un rôle similaire à celui d’un Roi constitutionnel pour assurer la consensualité de la dynamique politique et éviter la fragmentation et la communautarisation, selon ce que nous verrons dans le denier modèle proposé dans cette brève étude. Il semblerait que le Royaume jordanien et celui du Maroc s’acheminent graduellement vers la maturité démocratique, réalisant ainsi le modèle de la monarchie constitutionnelle.
Le second modèle : il existe une forme démocratique républicaine basée sur l’élection directe, de la part du peuple, du Président en tant que « guide » de la Nation. En général, l’élection se déroule à 50% des voix plus un. C’est ce qui s’appelle un régime présidentiel… Ce régime est adapté aux structures nationales homogènes sur le plan culturel et ethnique, où les minorités participent aux mouvements politiques sans réclamer pour elles mêmes ni favoritisme ni conditions spéciales.
Ceci nécessite un haut niveau de laïcité de l’Etat, du corps social et des institutions. Aujourd’hui, se manifeste une certaine faiblesse de ce type de régime, à cause de la mondialisation des sociétés. Cette faiblesse résulte de la facilité avec laquelle les lobbies locaux et internationaux peuvent exercer des pressions sur le pays, et la fragilisation de la société provoquée par les minorités organisées et imposantes, de telle manière que surgit une conflictualité entre une majorité qui cherche à maintenir ses privilèges acquis, et de nouveaux regroupements sociaux qui réclament le respect de leurs droits.
Ce modèle n’est absolument pas adapté à la Syrie. En réalité, il n’est pas en mesure de favoriser l’harmonie sociale dans une composition comme celle-ci, où de fortes appartenances communautaires cherchent une solution qui satisfasse tout le monde, selon un mode qui ne puisse pas être utilisé par qui veut favoriser la logique communautaire pour s’imposer à la société entière.
Le troisième modèle : c’est le fédéralisme, qui se construit sur les particularités et sur l’indépendance des régions et des cantons, mais ceci n’est pas non plus adapté à la Syrie, à cause du risque de fragmentation de la Patrie, et également à cause de la situation démographique syrienne, qui se caractérise par une distribution des minorités religieuses et ethniques sur tout le territoire.
Le quatrième modèle : il s’agit du modèle communautaire libanais. Celui-ci est aussi inadapté à notre situation, car il est faible en lui-même. En fait, souvent, le citoyen est comme piégé dans un aspect particulier de son identité. En outre, ce modèle ouvre grand la porte aux ingérences étrangères.
Toutefois, le principe de l’accord national constitutionnel libanais constitue un besoin réel, aussi pour la situation historique que vit actuellement la Syrie.
Identités non conflictuelles
Avant de décrire le modèle de la démocratie consensuelle, il vaut la peine de consacrer quelques mots à l’idée contemporaine d’identité complexe, non conflictuelle mais plutôt en dialogue. L’homme contemporain, le citoyen de son propre pays et la personne qui participe à l’évolution mondiale, se caractérise par une pluralité d’aspects qui forment sa personnalité ou identité. La hiérarchie des priorités sur laquelle s’ordonnent les composantes constitutives d’une identité diffère beaucoup d’une personne à l’autre : celui-ci est syrien avant d’être musulman et un autre sera chrétien avant d’être syrien ; celui-ci est préoccupé par le destin de la classe ouvrière avant toute autre chose, tandis qu’un autre s’intéresse à son propre capital et fait abstraction des autres éléments culturels ; celui-ci est avant tout arabe tandis qu’un autre se sentira syrien au-dessus de tout autre caractéristique… En dépit de cela, chacun d’eux vivra des appartenances multiples, plus ou moins importantes, qui peuvent être linguistiques, culturelles, de genre, tribales, de classe, etc. La Constitution ne devra pas être construite sur une conception qui enferme la personne à l’intérieur d’une seule de ses caractéristiques, au désavantage des autres. C’est pourquoi il ne faut pas d’une Constitution qui ne laisserait pas d’espace au citoyen pour exprimer les composantes identitaires qu’il considère comme principales et importantes pour une raison ou pour une autre.
Ce qui est important, et même fondamental, c’est que la société dans sa complexité s’accorde sur l’exercice du principe de consultation (shura) et sur la renonciation radicale à l’exercice d’une quelconque sorte de violence dans la gestion des inévitables conflits, en sauvegardant entièrement la protection de la liberté de conscience, limitée uniquement par le principe « ne pas léser, ne pas être lésé », et par la renonciation à blesser les autres dans ce qu’ils considèrent comme sacré. Pour que cela survienne, il est nécessaire d’assurer aussi bien l’indépendance du pouvoir judiciaire et de perfectionner l’environnement de la liberté d’expression et d’association, selon les conditions définies par la Loi, d’une manière entièrement libre de tout esprit sectaire ou hégémonique, mais bien dans un esprit de consensus.
La démocratie consensuelle
Le modèle que nous proposons comme adapté à la situation syrienne actuelle se fonde sur l’importance de la Présidence comme partie qui garantit l’unité nationale en jouant son rôle d’arbitre ultime et de défenseur pour toutes les composantes sociales qui se trouvent marginalisées pour quelque raison que ce soit. C’est pourquoi il sera nécessaire que le Président soit élu à travers une procédure de négociation et de consensus, en cherchant toujours le compromis le plus en mesure de mettre d’accord les diverses composantes sociales.
L’expérience des divers pays montre que la meilleure voie pour réaliser ce modèle est que le Président soit élu par les deux Chambres des députés et des sénateurs, réunis en session commune. Etant donnée la situation syrienne, il est évident que le Président doit être élu aux deux tiers des voix, car c’est ainsi que l’on peut éviter la formation de toute majorité dominatrice.
(Dans l’Eglise catholique, le conclave procède à l’élection du Pape aux deux tiers des voix, quelles que soient les difficultés rencontrées ou la longueur du processus. Ceci est destiné à assurer l’unité de la communauté avant toute autre valeur. Les difficultés évidentes que peut rencontrer ce type de système ont été prises en considération par le Pape actuel, qui a apporté des corrections à ce système électif. Les candidats qui ne parviennent pas à obtenir les deux tiers dans un certain nombre de séances électives perdent complètement la possibilité de se porter candidat, de sorte que l’assemblée est obligée de chercher un nom sur lequel se coagule le consensus, et de le trouver, avec l’aide de Dieu !).
De manière semblable, l’assemblée élective syrienne, bien que souffrant de nombreuses divisions, réussira à élire la personne en mesure de promouvoir et d’assurer la cristallisation de l’harmonie nationale. Je propose que le premier Président de ce nouveau système soit élu pour trois ans seulement, sans possibilité de renouvellement ; puis, pour une période de cinquante ans, il sera élu pour sept ans sans possibilité de renouvellement, puis ensuite pour un septennat renouvelable une seule fois. Ceci, afin de maintenir la stabilité et la pérennité de l’unité nationale.
La Chambre des députés, comme c’est le cas dans la majorité de ce type de constitutions, est élue par listes de divers partis regroupant des votes sur l’ensemble du territoire national, pris comme une unique circonscription. Ici, le député ne représente pas une région mais plutôt une idée autour de laquelle se réunissent les gens. naturellement, dans un Assemblée de ce type, seront surtout représentés les divers courants politiques, avec éventuellement une coloration religieuse ou d’appartenance sociale.
En Syrie, le Sénat se doit de rassembler les représentants des diverses régions géographiques, ceci afin de garantir la représentation des composantes nationales qui sont liées à une appartenance ethnique ou régionale, ou toute autre composante locale particulière de nature plus dynamique.
Le Président nomme le Chef du Gouvernement et celui-ci forme le Conseil des Ministres. Il sera nécessaire que le Gouvernement obtienne la confiance des deux Chambres avec un haut pourcentage, par exemple 60% des votes, afin d’assurer la consensualité de la démocratie.
J’estime que les gouverneurs des régions doivent aussi être élus par les Assemblées régionales avec un haut pourcentage des voix, afin d’assurer le consensus social local et l’harmonie intercommunautaire.
Conclusion
Ce que j’ai décrit n’est qu’un modeste exercice de dialogue, à propos d’une constitution que j’estime opportune. En Syrie, la démocratie est possible mais la réforme sera impossible si ne sont pas assurées entièrement les libertés d’expression et de conscience et si l’on ne renonce pas à toute atteinte à la dignité humaine et à tout abus en ce qui concerne les droits de l’homme. De fait, le déchirement entre les diverses composantes nationales va s’aggravant, tandis que paix et harmonie s’éloignent.
Qui conduira le pays vers le salut ? L’histoire a chargé le docteur Bashar el-Assad d’une lourde responsabilité et il se trouve maintenant en face d’une série de choix difficiles et douloureux.
On parle beaucoup de complots contre la Nation et ceux-ci, naturellement, ont toujours existé. Il est toutefois préférable de mobiliser toutes les bonnes volontés et les bonnes intentions disponibles localement et internationalement pour trouver la meilleure solution, qui ne pourra qu’être consensuelle.
Comme membre de l’Eglise catholique, j’espère qu’un pays ami de la Syrie, et en même temps important du pont de vue de l’Eglise, comme le Brésil, puisse être en mesure de rassembler nos amis à l’étranger, pour qu’ils puissent aider à créer les conditions opportunes pour la transformation démocratique en cours et pour sa pleine réalisation.
La réconciliation nationale besoin d’un mécanisme d’indemnisation morale et matérielle pour les familles qui ont perdus certains de leurs membres dans les événements. De la même manière, il sera nécessaire d’offrir à ceux qui ont servi leur pays selon leurs convictions, jusqu’au jour des réformes, une manière de pouvoir quitter leurs fonctions de manière pacifique et honorable, en empêchant toute possibilité de vengeance à leur encontre. La vengeance, en effet, ne ferait que provoquer plus de souffrances et de destructions, y compris la perte de l’unité nationale.
Je prie de tout cœur pour que Monsieur le Président puisse voir, lui, sa famille et ses conseillers, cette occasion comme historique afin que la Syrie réalise un saut de qualité vers un futur plus juste.
L’amour pour la Patrie implique d’être prêt au sacrifice suprême. Sans aucun doute, cette mutation démocratique exigera ce sacrifice, accompagné par un grand courage et une grande générosité. Les sages de la communauté internationale doivent faciliter ce processus évolutif en assurant la possibilité, en tant que de besoin, que certains puissent quitter leurs fonctions tout en continuant à vivre dans la dignité et dans la sécurité.
Ce sont les prochaines générations qui auront le rôle d’étudier et d’évaluer cette phase difficile et importante de l’histoire nationale. Naturellement, les opinions et les perspectives seront différentes dans l’évaluation des acteurs de cette phase. Toutefois, nous tous qui vivons dans le cœur de ce mouvement, nous avons le devoir de chercher avec courage, sagesse et réalisme, une solution raisonnable et praticable. Ce n’est pas le moment de juger, mais de passer un gué difficile avec la quantité la plus petite possible de pertes humaines et économiques.
Avec cette proposition, je voudrais exprimer ici mon espérance, et les espérances de tous, que cette phase de passage puisse s’accomplir le plus rapidement possible pour pouvoir sortir de l’isolement international dans lequel se trouve la Syrie aujourd’hui. De fait, l’urgence économique est devenue pressante, surtout en ce qui concerne les besoins des pauvres parmi les fils de notre peuple.
En conclusion, je voudrais déclarer encore une fois mon désir de servir cette société que j’aime, et à n’importe quel prix. Je déclare à nouveau mon refus de principe de la violence, tant intellectuelle que physique, et je demande à Dieu, l’Amant des hommes, de donner à la Syrie ce succès qui en ferait un exemple à imiter, de génération en génération.
Paolo Dall’Oglio
25/ 07/2011